Radicalisation en Israël
Dominique Vidal
Metz, 20 mars 2018
La date du 6 février 2017 entrera peut-être dans l’Histoire comme celle d’un tournant décisif du conflit israélo-palestinien. Ce soir-là, la Knesset, le Parlement israélien adoptait, par 60 voix contre 52, une loi dite « de régularisation ». Il aurait mieux valu dire « de confiscation » : elle ouvre en effet la voie à l’annexion de tout ou partie de la Cisjordanie. De la solution des deux États, on passerait ainsi à la perspective d’un seul État. Pour bien le comprendre, il faut revenir près de cinquante ans en arrière.
La troisième guerre israélo-arabe, en 1967, dura six jours. Au septième, Israël avait quadruplé son territoire. Son armée s’était emparée du Sinaï égyptien et du Golan syrien, mais aussi – et surtout – de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Cette conquête marquait un changement radical : l’État juif récupérait le reste du mandat britannique qui lui avait échappé en 1948, et devenait du coup l’unique responsable du sort de la Palestine (i).
À en croire les diplomates israéliens, ces territoires occupés ne représentaient qu’une carte à jouer dans de futures négociations de paix, d’autant que la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies allait, le 22 novembre 1967, souligner « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre (ii) » et sommer en conséquence Israël de s’en retirer. Cinq jours plus tard, dans une conférence de presse, le général De Gaulle déclarait, visionnaire : « Maintenant(Israël) organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme (iii). »…
En réalité, dès la fin juin 1967, Israël annexait Jérusalem-Est pour la réunir avec Jérusalem-Ouest et former ainsi sa capitale « réunifiée ». Au passage, il l’avait étendue sur 64 km2 pris à la Cisjordanie. Quant à cette dernière, le plan Allon y prévoyait l’implantation de colonies dites « de sécurité », notamment dans la Vallée du Jourdain (iv).
C’était le lancement d’un mouvement qui allait, en cinquante années, permettre, selon le quotidien Haaretz, l’installation de quelque 700 000 colons juifs – 470 000 en Cisjordanie et 230 000 à Jérusalem-Est, les 8 000 de la bande de Gaza ayant dû la quitter en 2005.
Au yeux du droit international, toutes les colonies sont illégales. Le droit israélien distingue, lui, en Cisjordanie 131 colonies « légales » d’une centaine d’« illégales », baptisées « avant-postes ». Il s’appuie, ce faisant, sur une disposition de la IVe Convention de Genève (1949) : si celle-ci interdit le transfert de population « occupante » dans les territoires occupés, elle autorise en revanche la puissance occupante à évacuer certaines zones pour des raisons de sécurité (v).
Cette distinction a permis à Israël un véritable tour de passe-passe : sous couvert de « bases de sécurité » temporaires légales aux yeux du droit international, il a créé des colonies de peuplement durables parfaitement illégales. Mais cette opération a aussi permis aux gouvernements israéliens successifs d’entretenir un flou artistique sur le statut de la Cisjordanie, toujours colonisée mais jamais formellement annexée. Franchir cette « ligne jaune », craignaient-ils, auraitisolé plus que jamais Israël dans les enceintes internationales, voire l’aurait exposé à de graves sanctions.
Voilà pourquoi la loi du 6 février 2017 constitue un tournant historique. Elle permet en fait l’annexion de près de 4 000 logements situés dans une cinquantaine d’« avant-postes ». Mais elle ouvre, au-delà, la voie à une annexion de l’ensemble des « avant-postes », voire de la zone C qui représente plus de 60 % de la Cisjordanie (vi). À terme, c’est toute celle-ci qui pourrait passer sous la souveraineté d’Israël.
Certes, la Cour suprême a gelé cette loi. Mais elle-même constitue désormais une cible du gouvernement, qui prétend en modifier la composition et en réduire les attributions. En tout cas, Naftali Bennett, le leader du Foyer juif et ministre de l’Éducation (ainsi que de la Diaspora), maintient son ambition. « Nous devons, répète-t-il, donner nos vies pour l’annexion de la Cisjordanie (vii). »
Il faut dire que son parti, ultranationaliste, revendique l’héritage du Parti national religieux, qui fut toujours, avec le Gouch Emounim (Bloc des croyants), le cœur du mouvement de colonisation. S’il ne compte que huit députés et quatre ministres, le Foyer juif, récemment qualifié de « fasciste » par Ehoud Barak, a néanmoins réussi, le 6 février 2017, à rallier à sa loi soixante députés, dont la quasi totalité de ceux du Likoud, alors que le Premier ministre Benyamin Netanyahou leur avait instamment demandé de s’y opposer. Ce qui n’a pas empêché le Comité central du Likoud, fin 2017, de se prononcer pour la mise en œuvre de l’annexion de la Cisjordanie (viii).
De fait, l’opération de l’extrême droite israélienne s’apparente à un triple putsch : contre le chef du gouvernement, empêtré dans des scandales qui pourraient lui coûter son poste ; contre l’opinion, dont seul un tiers prône l’annexion de la Cisjordanie ; mais aussi contre la communauté internationale, après le vote, le 23 décembre 2016, grâce à l’abstention américaine, de la résolution 2334 « anti-colonisation » du Conseil de sécurité et la tenue à Paris, le 15 janvier, 2017, d’une conférence de paix avec 70 États participants. Comme un chant du cygne de la solution dite « des deux États », entonné par ceux qui… n’avaient rien fait pour l’imposer.
Qu’on ne se méprenne pas : sur le fond, M. Netanyahou partage sans doute la vision de son jeune allié et rival. N’avait-il pas promis, à la veille des dernières élections législatives, le 17 mars 2015 , qu’il n’y aurait pas d’État palestinien tant qu’il serait aux affaires (ix) ? Mais l’expérience politique et diplomatique du chef de la droite l’amène à plus de prudence que ses concurrents afin d’éviter qu’Israël ne s’isole un peu plus dans l’arène internationale.
Ainsi, à la fin octobre 2017, Netanyahou a reporté de justesse, pour « manque de préparation diplomatique », un projet de « loi sur le Grand Jérusalem » autorisant l’annexion de cinq bloc de colonies situées à l’est de Jérusalem et totalisant quelque 125 000 colons : Givat Zeev au nord, Maale Adumim à l’est, Betar Illit, Efrat et Goush Etzion au sud (x). Adoptée, en violation flagrante du droit international, elle imposerait l’hégémonie juive au sein de Jérusalem, interdirait que s’y développe la capitale d’un éventuel État palestinien et donc, en dernier ressort, empêcherait la naissance de ce dernier.
En revanche, la Knesset a d’ores et déjà adopté, le 2 janvier 2018, un amendement à la loi de 1980 sur Jérusalem (xi) : il s’agit d’imposer une majorité, non plus de 61 députés, mais de 80 (sur 120) pour tout passage sous une éventuelle souveraineté palestinienne de zones de la « capitale réunifiée » de l’État d’Israël. En revanche, la même loi permet de retrancher des quartiers palestiniens situés à l’extérieur du Mur pour en faire des « entités séparées », qui resteraient sous souveraineté israélienne mais dont les habitants ne seraient plus des « résidents »…
« S’il était mis en œuvre,estime le rapport secretannuel des consuls européens à Jérusalem (xii), le charcutage des limites de la municipalité y réduirait de près de 120 000 le nombre des Palestiniens et ajouterait 140 000 colons israéliens à la population de la ville, réduisant la part des Palestiniens à 20 % (contre 37 % aujourd’hui). »
Pour mener à bien ses projets, l’extrême droite israélienne compte évidemmentsur l’aide de l’administration Trump. On a trop et trop longtemps parlé du caractère imprévisible du nouveau président américain. Sa stratégie est pourtant claire : à l’échelle régionale, la création d’une alliance entre Washington, Tel-Aviv et les États du Golfe ; au niveau du conflit israélo-palestinien, un soutien presqu’inconditionnel aux dirigeants israéliens doublé de la volonté d’imposer une reddition honteuse aux dirigeants palestiniens.
À quiconque en doutait, la décision de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël et d’y transférer l’ambassade des États-Unis a rappelé la détermination de Donald Trump. Lequel avait déjà, lors d’une conférence de presse commune avec M. Netanyahou à Washington, à la mi-février 2017, envisagé un abandon de la solution des deux États. Verbatim : « Je regarde deux États et un État, et si Israël et les Palestiniens sont contents, je suis content avec la solution qu’ils préfèrent. Les deux me conviennent (xiii). »
Selon certaines fuites, le futur « plan Trump » constituerait une terrible régression de la diplomatie américaine : l’État promis aux Palestiniens se réduirait à une pseudo-autonomie en forme de peau de chagrin. Israël annexerait les blocs de colonies, soit de 10 % à 15 % de la Cisjordanie ; les bantoustans palestiniens, démilitarisés, se limiteraient aux restes des zones A et B ainsi qu’à une petite partie de la zone C ; Jérusalem serait la capitale d’Israël, celle des Palestiniens se trouvant reléguéeà Abou Dis, un quartier situé hors de Jérusalem ; le droit au retour des réfugiés palestiniens serait définitivement annulé ; une voie de passage sous souveraineté israélienne relierait la bande de Gaza à la Cisjordanie ; Israël conserverait la maîtrise des frontières ainsi que des espaces aériens et maritimes.Enfin la communauté internationale reconnaîtrait Israël comme « foyer du peuple juif ». Selon Saeb Erekat, secrétaire général de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ce plan mènera « à la création d’un État doté de deux systèmes, en légitimant donc l’apartheid et les implantations conformément aux critères américains (xiv) ».
Rien donc n’exclut, si tout le processus législatif engagé en Israël se poursuit,qu’Israël enterre, à terme, la solution dite « des deux États » au profit d’un seul État. Mais quel État ?
Un État ? deux États ? Le dilemme ne date pas d’aujourd’hui. Le Yichouv, la communauté juive de Palestine, en a débattu dans l’entre-deux guerres. Dans les années 1970, ce fut au tour de l’OLP d’en discuter. Et il s’agit d’une question récurrente pour les mouvements de solidarité. À mon avis, la solution « binationale » présente théoriquement, par rapport à la « bi-étatique », quatre atouts majeurs :
– D’abord il s’agit d’un véritable idéal, beaucoup plus conforme aux valeurs d’aujourd’hui. Qui rêve encore d’un monde composé d’États ethniques ou ethnico-religieux, avec les « nettoyages » qui découlent souvent ?
– Cet idéal possède, en outre, des racines profondes de part et d’autre. Avant d’opter pour deux États, l’OLP plaidait en faveur d’une Palestine laïque et démocratique (xv). Et, du côté juif, plus tôt, l’idée binationaliste animait non seulement des intellectuels comme Martin Buber et Judah Magnès, mais aussi des partis qui, lors des élections internes de 1944, obtinrent plus de 40 % voix, avant d’être balayés par la poussée nationaliste indissociable de la guerre de 1947-1949 (xvi).
– L’évolution sur le terrain a, de plus en plus, imbriqué deux peuples, avec d’un côté 700 000 colons juifs en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, et de l’autre 1 500 000 Palestiniens citoyens d’Israël. J’ajoute que, si les colonies stricto sensu n’occupent que 5 % de la Cisjordanie, elles contrôlent plus de 40 % de son espace. Sans oublier le Mur, qui annexe de facto unepartie du territoire et la zone C, interdite de fait aux Palestiniens.
– Du coup, le cadre binational semble de nature à résoudre plus facilement des questions comme les frontières, la capitale, les colonies, le (double) droit au retour, etc.
Mais ces avantages ne sauraient cacher, toujours théoriquement, trois faiblesses majeures :
– D’abord la question de la volonté des peuples. On imagine mal comment imposer un État unique démocratique à deux peuples qui n’en voudraient ni l’un ni l’autre : c’est actuellement le cas de la majorité écrasante des Israéliens, mais aussi d’une forte proportion de Palestiniens, qui ne souhaitent pas vivre avec les Juifs israéliens que symbolisent pour eux les soldats et les colons. Une étape tape bi-étatique apparaît donc au moins comme une transition nécessaire pour que les uns et les autres acceptent un jour de vivre ensemble.
– Le deuxième obstacle relève de la lucidité politique : depuis que l’OLP s’est prononcée en faveur des deux États, elle n’a pas réussi à obtenir le sien d’Israël, malgré l’isolement croissant de ce dernier. Comment, dès lors, le mouvement national palestinien et ses alliés pourraient-il lui arracher un État unique démocratique, que les Israéliens perçoivent comme la destruction de leur État – alors que la création d’un État palestinien à ses côtés peut leur apparaître comme un moyen d’intégrer Israël dans son environnement arabo-musulman ?
– Enfin, si le rapport des forces est insuffisant, l’État unique ne risque-t-il pas de se résumer à la réalité actuelle : le « Grand Israël », à savoir un État d’apartheid ? Quid du statut des deux peuples, dont aujourd’hui l’un jouit de tous les droits, y compris politiques, et l’autre d’aucun ? Quid du statut des colonies, dont il faudrait accepter le maintien au nom de l’« équilibre » avec les Palestiniens Israël ? Quid des garanties données à chaque peuple et chaque religion quant à la préservation de ses intérêts à court et long termes au sein de l’État unique ? La bataille pour l’égalité des droits risque d’être longue et ardue, d’autant qu’elle pourrait perdre en visibilité sur la scène internationale.
La question clé, c’est donc bien celle du statut des Palestiniens annexés avec leur terre. À droite, pas d’hésitation : il est exclu de les considérer comme des citoyens de peur que, devenus majoritaires, ils remettent en cause le caractère juif de l’État. Et l’opinion, hostile, on l’a vu, à l’annexion, estime néanmoins très majoritairement (69 %) que, dans ce cas, il ne faut pas leur octroyer le droit de vote (xvii).
Ceci explique cela : selon le Bureau central palestinien des statistiques (BCPS), depuis 2017, les Palestiniens sont aussi nombreux que les Juifs en Israël-Palestine, avec 6,58 millions d’âmes de part et d’autre (xviii) – sans tenir compte de la diaspora palestinienne à l’étranger, estimée à environ cinq millions de personnes.
Voilà pourquoi l’État unique version Bennett ne peut être qu’un État d’apartheid. Rares sont, au sein du Likoud, les voix discordantes. La plus significative est celle du président de l’État, Reuven Rivlin. Partisan du Grand Israël, il estime néanmoins : « Appliquer la souveraineté à une zone, a-t-il déclaré le 13 février, donne la citoyenneté à ceux qui y vivent. Il n’y a pas de loi [différente] pour les Israéliens et pour les non Israéliens. (xix). »
Côté palestinien, les réactions restent étrangement rares. Les dirigeants de l’Autorité palestinienne se contentent de réaffirmer leur attachement à la « stratégie des deux États ». Faut-il s’y accrocher et préserver, du coup, les acquis politiques et diplomatiques qu’elle incarne ? Ou bien se préparer a une nouvelle stratégie à un État ? Ou les deux ? Un jeune diplomate proche de Marwan Bargouti, Majed Bamya, a fait entendre un son de cloche original : « Nous ne pouvons plus, a-t-il écrit sur sa page Facebook, reporter la préparation de la transition vers une lutte anti-apartheid susceptible de mobiliser la totalité de notre peuple, d’encourager les pressions internationales, de rétablir l’espoir, de réaffirmer l’importance primordiale de notre cause et de préparer la voie vers la libération nationale (xx). »
Même Mahmoud Abbas a envisagé – pour la première fois – la perspective d’un État unique : en cas d’échec de la solution à deux États, a-t-il déclaré lors de son allocution devant l’Assemblée générale de l’ONU, « ni vous ni nous n’auront d’autre choix que de continuer la lutte et de demander des droits pleins et entiers, égaux, pour tous les habitants de la Palestine historique. Ce n’est pas une menace, mais une mise en garde face à la réalité que nous devons affronter en résultat des politiques israéliennes continues qui sapent gravement la solution à deux États (xxi) ».
En attendant, la droite et l’extrême droite israéliennes se sont dotées d’un arsenal juridique liberticide impressionnant « au cas où » :
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la « loi Boycott » (2011) interdit tout appel au « boycott d’une personne en raison de ses liens avec Israël ou des régions sous le contrôle d’Israël » ;
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la « loi Nakba » (2011) sanctionne financièrement la commémoration de l’expulsion de 800 000 Palestiniens en 1948 ;
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la « loi ségrégation » (2011) prévoit la création de « comités d’admission » pour décider si une ou des personnes venant s’installer dans une localité ou une cité sont « convenables » ;
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la loi sur les organisations non gouvernementales (2016) contraint les ONG à déclarer les subventions en provenance de gouvernements étrangers, si elles représentent plus de la moitié de leur budget (xxii) ;
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la « loi d’exclusion » (2016) permet à 90 députés (sur 120) d’en expulser d’autres du Parlement ;
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la « loi BDS » (2016) autorise Israël à refouler, à ses frontières, les personnes ou les représentants d’entreprises, de fondations ou d’associations appelant au boycott d’Israël ;
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la loi « Breaking the silence » (2017), votée en première lecture, interdit à l’association, qui dénonce la violence de l’armée dans les Territoires occupés, d’intervenir dans les établissements d’enseignement ;
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la « loi Netantahou » (2017) interdit à la police d’informer le procureur général de l’existence de motifs d’inculpation dans le cadre d’enquêtes portant sur des personnalités publiques, et protège en l’occurrence le Premier ministre ;
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l’amendement à la Loi d’entrée en Israël (2018) permet au ministre de l’Intérieur de révoquer le statut de résident permanent des Palestiniens de Jérusalem pour « rupture de loyauté envers l’État d’Israël » ;
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la loi sur l’État juif, en cours d’adoption, prévoit, en contradiction avec la Déclaration d’indépendance (xxiii), qu’Israël est « l’État-nation du peuple juif » (et non plus un « État juif et démocratique ») ;
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autre loi en cours de discussion : elle permettrait à toute entreprise israélienne victime supposée de la campagne BDS d’exiger une compensation de 30 000 dollars sans preuve de dommage et de 145 000 dollars avec preuve (xxiv).
Il ne s’agit pas que de lois. Chaque jour, les atteintes aux libertés se multiplient. Et la jeune génération de l’extrême droite pousse à la roue. Outre Naftali Bennett, une femme incarne cette violence : la ministre de la Justice Ayelet Shaked, qui brigue, elle aussi, le poste de Premier ministre. Durant la dernière guerre contre Gaza, elle avait posté sur sa page Facebook un article génocidaire d’un propagandiste d’extrême droite. Celui-ci qualifiait – je cite – « l’ensemble du peuple palestinien (d’)ennemi d’Israël » et justifiant ainsi – je cite à nouveau – « sa destruction, y compris ses vieillards, ses femmes, ses villes et ses villages, ses propriétés et ses infrastructures (xxv) ».
Dernière caractéristique de cette extrême droite : elle se montre prête aux pires alliances. Benyamin Netanyahou flirte avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban, ce qui n’empêche pas celui-ci de faire l’apologie du régent Horthy, allié de l’Allemagne à laquelle il permit d’exterminer 400 000 Juifs hongrois, et de mener une campagne aux relents antisémites contre George Soros. Netanyahou fait aussi la cour au dirigeant polonais Jaroslaw Kaczynski, qui vient de faire voter une loi interdisant d’évoquer la collaboration de Polonais avec les nazis, dont les historiens polonais reconnaissent qu’elle fut massive – selon Jan Grotowski, ces collaborateurs auraient sur la conscience de 300 000 à 400 000 Juifs polonais. Qui plus est, presque toutes les formations d’extrême droite ouest-européennes – sauf le Front national – sont accueillies à bras ouverts à Tel-Aviv. Même le FPÖ autrichien et l’AfD allemande font l’objet d’avances israéliennes.
L’opinion n’en est pas là, mais elle s’est radicalisée. L’état de guerre permanent, la propagande de médias aux mains des lobbies bellicistes, la gravité des inégalités économiques et sociales pèsent d’autant plus qu’aucune force politique représentative ne propose d’alternative critique. Les sondages témoignent, hélas, de cette dérive. Selon une étude Pew publiée en mars 2016 (xxvi) :
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61 %des Juifs israéliens pensent que Dieu a donné la terre d’Israël aux Juifs ;
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76 % considèrent qu’un « État juif »est compatible avec la démocratie;
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42 % jugent que les implantations aident à la sécurité d’Israël, contre 30 % pour qui elles lui nuisent ;
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45 % pensent qu’Israël et un État palestinien peuvent coexister pacifiquement, 43 % pensent le contraire et 13 % répondent « cela dépend ». Côté arabe, seuls 50 % croient encore 2 États (contre 74 % en 2013) ;
– Pis : 48 % des juifs israéliens se prononcent en faveur de l’expulsion ou du transfert des Arabes, 46 % s’y opposent et 6 % ne savent pas.
Desenquêtes les plus récentes montrent néanmoins qu’une majorité d’Israéliens (53 %) se prononce encore pour la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël (xxvii).Et 54,6 % s’opposent même au développement de la colonisation (xxviii).
Ces tendances contradictoires le confirment : nous nous trouvonssans doute, chacun le sent, au début d’une nouvelle étape dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. Et beaucoup de questions restent encore sans réponse. La Cour suprême validera-t-elle, ou non, la loi d’annexion ? L’administration Trump s’y opposera-t-elle ? La communauté internationale baissera-t-elle les bras devant cette violation sans précédent de son droit ? Les principaux acteurs prendront-ils toute la mesure du tournant en cours et s’y adapteront-ils ? De surcroît, ces interrogations s’expriment dans un monde où l’architecture internationale est profondément ébranlée par la vague populiste qui déferle : Brexit, présidentielle américain, poussée des extrêmes droites en Italie et ailleurs en Europe, sans oublier l’évolution des régimes russe, turc, philippin, etc.
Plus que jamais, l’avenir est donc incertain. Et notamment pour les Israéliens et les Palestiniens. La réponse, en revanche, ne change pas : c’est l’intervention des opinions, la solidaritéavec tous ceux qui luttent pour une paix juste et durable. Dans ce mouvement, la campagne Boycott-Désinvestisssement-Sanction constitue un instrument exceptionnel.
Il y a, bien sûr, le BDS militant, que certains pratiquent. Mais il y a aussi le « BDS institutionnel » : ces fonds de pension, ces grandes entreprises, ces banques qui se retirent des Territoires occupés, voire d’Israël. Même chez nous, le retrait de Veolia et la rupture du contrat qui liait Orange à son partenaire israélien représentent une double et grande victoire. Selon la Rand Corporation, un think tank américain, BDS pourrait coûter à l’économie israélienne jusqu’à 47 milliards de dollars en dix ans (xxix). On comprend que M. Netanyahou l’ait qualifié de « menace stratégique » et mis en place une commission, richement dotée, pour la combattre.
Entre autres objectifs, Israël espère criminaliser définitivementBDS. Avec l’aide précieuse de Nicolas Sarkozy et Michèle Alliot-Marie, puis de François Hollande et Manuel Valls, quelques militants ont été jugés. Ces démarches restent cependant fragiles. Car aucune loi n’interdit le boycott. Et la Cour européenne des droits de l’Homme est susceptible de retoquer l’arrêt de la Cour de Cassation du 20 octobre 2015 confirmant la condamnation de militants de Colmar (xxx). « L’Union européenne, a en effet rappelé la chef de sa diplomatie,Federica Mogherini,se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS (xxxi). »
Le discours du président de la République à la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv a ouvert un nouveau front. Non seulement Emmanuel Macron avait invité – pour la première fois – le Premier ministre israélien, non seulement il avait donné à ce dernier du « cher Bibi », mais à la fin de son (excellent) discours, le président de la République française a affirmé : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme (xxxii). »
Jamais un président, même pas Nicolas Sarkozy ni François Hollande, n’avait jusqu’ici repris à son compte cet étrange amalgame.Étrange, en effet, puisqu’il confond dans une même réprobation un délit – le racisme anti-Juifs, condamné par la loi comme toutes les autres formes de racisme – et une opinion – qui conteste la nécessité d’un État pour tous les Juifs et, au-delà, la politique de cet État.
C’est dans cette brèche que Francis Kalifat, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), s’est engouffré en demandait au Premier ministre que la « définition, qui prend en compte l’antisionisme comme forme nouvelle de l’antisémitisme, soit transposée dans l’arsenal législatif français »…
S’il ne s’agissait d’une manœuvre aussi grave, on pourrait presque en rire. Imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? La prétention des ultra-sionistes relève d’une pensée totalitaire.
Selon toute vraisemblance, le Conseil constitutionnel bloquerait sans doute en route un tel projet. Sinon, ce serait la première fois, depuis la guerre d’Algérie, que la France réinstaurerait le délit d’opinion. Une petite phrase malheureuse du président de la République va-t-elle déboucher sur une remise en cause d’un fondement de notre droit ?
Or l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Quant à la Constitution de la Ve République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances ». Et, pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »
Ce débat, on le voit, dépasse les questions liées au conflit israélo-palestinien. Ce sont nos libertés qui se trouvent menacées. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’Exécutif semble reculer. Au dîner du CRIF, le 7 mars, Emmanuel Macron n’a pas repris son amalgame entre antisionisme et antisémitisme. De même son Premier ministre, Édouard Philippe, qui l’avait fait sien en octobre 2017, l’a abandonné, le 19 mars 2018, en présentant le plan annuel du gouvernement contre le racisme et l’antisémitisme. Faut-il en conclure que la lutte paie ? Pour l’affirmer et supprimer le point d’interrogation, il faudra sans doute encore poursuivre cette bataille avec détermination et sang froid.
i() De 1949 à 1967, la Jordanie occupa Jérusalem-Est et la Cisjordanie, qu’elle avait annexés, tandis que l’Égypte contrôla la bande de Gaza. Ni l’une ni l’autre n’y avaient créé un État palestinien…
ii() www.un.org/fr/sc/documents/resolutions/1967.shtml
iii() On retrouve l’intégralité de cette conférence de presse sur le lien suivant : www.youtube.com/watch?v=03if1QnA5MI
iv() Conçu par le général Yigal Allon, alors vice-Premier ministre, ce plan prévoyait l’annexion de Jérusalem et de ses environs et divisait la Cisjordanie en deux, attribuant la vallée du Jourdain et l’est de la Judée à Israël.
v() www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19490188/index.html
vi() Les accords d’Oslo ont placé la zone C sous le contrôle total d’Israël pour la sécurité et l’administration. Elle couvre 62 % de la Cisjordanie. Elle intègre également l’ensemble des colonies, l’intégralité des routes y menant, les zones tampon près du Mur et quasiment toute la Vallée du Jourdain, de Jérusalem-Est et du désert. Toutes les frontières y sont situées.
vii() Site i24news.tv.fr, 7 octobre 2016.
viii() Site du Times of Israël, 1er janvier 2018.
ix() Site de RFI, 16 mars 2015.
x() Mediapart, 28 octobre 2017.
xi() Site du Monde, 3 janvier 2018.
xii() Cf. René Backmann, « Jérusalem: des diplomates européens accablent Trump et Netanyahou », Mediapart, 9 février 2018.
xiii() Le Monde, 16 février 2017.
xiv() Site du « Times of Israel », 4 mars 2018.
xv() On date généralement l’engagement de l’OLP en faveur des deux États du Conseil national palestinien (CNP) d’Alger, le 15 novembre 1988. En réalité, le premier pas date de bien plus tôt : le CNP, le 9 juin 1974, se prononce au Caire pour « une Autorité nationale indépendante, nationale et combattante sur toute partie libérée de la Palestine ».
xvi() Cf Palestine 47 : un partage avorté, Éditions André Versaille, Bruxelles, 2008.
xvii() Site de 124 News, 30 décembre 2016.
xviii() Site du Times of Israel, 30 décembre 2016.
xix() Site du Times of Israel, 13 février 2017.
xx() Sur sa page Facebook, 7 février 2017.
xxi() Site du Times of Israel, 21 septembre 2017.
xxii() Échappent du coup à cette obligation les associations de droite et d’extrême droite qu’arrosent pourtant des fondations juives américaines extrémistes.
xxiii() La Déclaration d’indépendance du 14 mai 1948 stipule notamment que le nouvel État « développera le pays au bénéfice de tous ses habitants; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ; il assurera la sauvegarde et l’inviolabilité des Lieux saints et des sanctuaires de toutes les religions et respectera les principes de la Charte des Nations unies ».
xxiv() www.jewishpress.com 9 novembre 2017.
xxv() Le Parisien, 12 mai 2015. La page Facebook archivée est disponible sur : https://archive.is/zWrrG
xxvi()Pew Research Center, 8 mars 2016.
xxvii() Site i24news.tv/fr, 2 août 2017.
xxviii() Site i24news.tv/fr, 2 février 2017.
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